Ce qu'une fin nous enseigne





Les artéfacts de la vie ne surviennent pas dans un vacuum. Il nous faut les mettre en contexte et faire un "zoom out" ou prendre un recul de chaque événement pour mieux voir l'ensemble d'une situation et voir comment tous les aspects sont interreliés. Un tableau, une photo sont le résultat d'une composition, d'un jeu de lumière qui se combine avec un angle pour donner un forme particulière. Comme dans cette image, le cercle métallique, grâce à la lumière projetant son contour sur la clôture avec un angle précis, devient pique (comme dans un jeu de cartes), ou coeur lorsqu'inversé (si on regarde la tête en bas). Une autre personne (genre... moi) y verrait un bonhomme allumette se prenant la tête dans les mains sous le coup du chagrin...

Samedi matin, comme à l'habitude (autant qu'on puisse appeler une habitude un geste encore jeune, dicté par les besoins de mon récent petit territoire de La Maison des Enchantements), je me dirigeai avec mon pichet d'eau de douche recueillie comme chaque jour avant son réchauffement pour aller arroser mes bambous en pots près de la clôture séparant mon allée du voisin, un homme enthousiaste à la moustache qui ressemble au monsieur sur la boîte du jeu de Monopoly.

À ma gauche, des éléments jonchant le ciment devant ma porte de garage attirèrent mon attention, car visiblement, celle des mouches les y avait aussi amenées à s'attarder. Je mis quelques secondes pour reconnaître qu'il ne s'agissait pas de feuilles, de branches ou de roches. Sur l'urbanité impitoyable et déprimante du ciment, trois oisillons, probablement à peine sortis de leur coquille à en juger le caractère translucide de leur peau, avaient passé dans l'autre dimension, une que j'espérai plus douce. Aussitôt arrivés, sans doute aussitôt sortis (ou tombés) de leur nid. Je me sentais dépassée par cette macabre découverte, de non pas un, ni deux, mais trois créatures mortes, me demandant ce que cela signifiait dans ma vie, entre autres pour mes trois enfants. Je ne pus m'empêcher d'y voir là une métaphore pour la fin brutale de leur innocence à cause du divorce. Ou bien s'agissait-il d'une métaphore pour ma soeur, mon frère et moi, qui avons aussi vécu le divorce de nos parents dans notre enfance. Je sais que la brisure de la structure de notre famille nous affecta tous, de façon différente en surface, mais en profondeur cela eut un impact majeur sur notre concept de soi, nos choix de vie, et notre façon de vivre et d'exprimer nos liens d'attachement plus tard.

Un divorce, ça fait toujours mal. Car avec la fin du couple des parents part aussi cette sécurité d'être aimé non pas seulement de deux parents mais étrangement, abstraitement, de l'union qu'ils forment. Mon père m'aime, ma mère m'aime, et leur couple, leur mariage, leur sacro-sainte union m'a créée, et continue de me protéger, de m'accepter, de m'inclure. Il y a aussi toujours un certain niveau d'abandon, que ce soit physique ou émotionnel. Ceux sur qui nous avions coutume de nous appuyer ne sont désormais pas aussi présents (physiquement ou émotionnellements) pour s'assurer que tous nos besoins (de nourriture, d'abri, de sécurité, de validation, d'acceptation, de stimulation intellectuelle et spirituelle etc) soit comblés. C'est en constatant la détresse de mes propres fils lorsque nous leur annonçâmes que papa et maman avaient besoin de prendre une distance l'un par rapport à l'autre que j'ai réalisé l'aspect synergique de l'amour de deux parents envers des enfants qu'ils élèvent. C'est souvent en perdant quelque chose que l'on se rend compte de son existence... Même si je leur assurai que nous allions toujours les aimer, je comprends plus que jamais qu'ils sentaient sûrement au fond d'eux qu'une force qui les avait aussi aimés, parce qu'elle les avait livrés dans notre monde, n'était plus, ne serait plus.

Avec le divorce ou la séparation se dissipent aussi plein de rêves de voyages de famille, de normalité, de Noëls pas compliqués et tout à coup remplacés par une pression d'ubiquité, de division en deux pour évoluer dans deux maisonnées, s'acclimater aux nouveaux partenaires des parents, obéir à deux ensembles de règles, valeurs ou cultures qui ne sont pas toujours alignées. Mes parents divorcèrent juste avant mon entrée au secondaire, ce qui rendit cette phase pleine de défis qu'est déjà l'adolescence encore plus tumultueuse et pénible. Autant que je sache, aucune de mes amies n'avait vécu telle fracture dans son foyer, ni cette douleur à saveur d'abandon, ou ce choc d'un profond désillusionnement face à l'amour et l'attrait subséquent pour des romances basées sur l'agrippement et donc, encore plus de trauma. Je sentais que je vivais dans un monde parallèle et je me sentais souvent seule et mal comprise. J'ai vécu mes tourments surtout de l'intérieur car je sublimai dans mes études, cherchant à performer, comme pour me rassurer quant à ma valeur personnelle, périodes de labeur et auto-discipline alternant avec longues parenthèses dissociatives à regarder des vidéoclips insipides ou jouer sur Atari. J'ai mis des décennies à comprendre que cette pression pour accomplir avait pour but de me distraire de tout le psychodrame ambiant, de combler un vide, de me sentir vivante et légitime, croyant qu'il fallait avoir des bonnes notes et donner et se donner aux autres pour mériter l'amour de qui que ce soit. Maintenant, je sais qu'être suffit, et qu'il faut apprendre à se donner à soi-même ce que l'on n'a pas reçu, sans attendre quoi que ce soit de quiconque.

Ce samedi-là, tentant de ne pas laisser ce début de matinée jeter ombrage sur une journée que j'espérais mémorable en compagnie de ma nièce adorée qui devait repartir le lendemain, je me suis sentie triste de voir ainsi la fragilité de la vie contre la froide dureté du béton. Je crois que ces oiseaux représentent une certaine pureté en nous tous, et la sensation de connexion immédiate avec cette vulnérabilité me fit pleurer. Je crois aussi que je laissai pleurer en moi la petite fille qui vit son univers chavirer quand ses parents se séparèrent, qui se vit catapulter brutalement hors de cette innocence que l'on doit à l'enface. Mais sur le coup, l'émotion me coupait le souffle et m'enlevait les mots. J'aurai mis quelques jours afin qu'ils me viennent, comme des vapeurs d'idées se condensant en larmes-encre puis enfin se cristallisant en mots sur cette page.

Je dus improviser quelque chose pour retirer les mini cadavres ailés et les enterrer, car étant nulle en jardinage, je ne pensais pas avoir une petite pelle, ni même savoir ou' se trouvaient d'anciens jouets de plage des enfants. C'était d'autant plus émotionnellement difficile que 15 ans plus tôt, devant les pivoines roses à notre maison à Minneapolis, j'étais ainsi prise au dépourvu par la vie, ayant à enterrer un embryon après ma fausse couche. Je versai d'autres larmes en mettant ces délicates promesses de chants en terre, ma chère nièce à côté de moi et me supportant en silence. J'étais heureuse que Laurence soit là. Tout au long de son séjour, j'ai réalisé à quel point ma famille me manqua durant la pandémie. Et là, je redécouvre une jeune femme qui a tellement évolué, et sa sagesse m'impressionne. Je n'en reviens pas qu' à son âge elle sache que nous sommes responsables de notre propre bonheur, qu'elle comprenne et résonne avec le refrain de Flowers que nous eûmes grand plaisir à entonner en choeur tant de fois (I can love me better than you can), ce que je mis des décennies à saisir et croire. Grâce à elle, j'ai pu ralentir pour savourer les joies de l'instant présent, et revivre un peu par procuration cette époque de ma vie dont je n'avais pas été du tout friande jusqu'alors mais avec laquelle je me sens désormais plus en paix. Ma soeur et son épouse ont fait du beau travail, et je suis soulagée de voir que ma nièce, qui me ressemble d'ailleurs beaucoup en plein de points (que ce soit notre posture, notre tempérament, nos goûts), semble épargnée des contre-coups de ce qui avait été pour moi une tragédie.

Me concentrer avec elle sur la vie (et dont la mort n'est pas l'antithèse, en passant... la mort fait partie de la vie, et c'est la naissance qui est l'opposé de la mort) me réconforta. J'essayai de me rappeler qu'inhumer ces petits oiseaux aidera des plantes à pousser, qui à leur tour soutiendront la faune et l'écosystème. J'ai de la gratitude pour les richesses environnantes, que ce soit mon citronnier qui comblait ma nièce cueillant chaque jour ce petit agrume pour en presser le jus doré dans notre eau désaltérante ou mes nombreux buissons de romarin qui lui donna l'idée de l'infuser pour en faire un thé. Ce fut magique.

 



Son séjour chez moi prenait fin. Mais pour notre connexion, c'était un nouveau début. Notre lien qui avait toujours existé malgré la distance (j'étais ravie de voir qu'elle avait un signet que je lui avait confectionné à la main et offert il y a 4-5 ans) se trouvait enrichi d'une nouvelle dimension. Ensemble, nous avons regardé le soleil se coucher, nous avons écouté les oiseaux chanter, nous avons joué à chasser les feuilles de chêne flottant sur ma piscine, nous avons admiré Vénus dans un téléscope géant à l'observatoire de Placerville. Nous avons médité, lu, ri, conversé d'âme à âme.





La nuit après l'avoir raccompagnée à l'aéroport, je fus visitée par l'image d'un tableau avec arbre, ce qui généra une chaîne d'associations visuelles me remettant en mémoire un tableau et qui curieusement se trouve sur le mur dans la pièce au-dessus du garage, donc de l'autre côté de la scène morbide de samedi:








"Esprits Lumineux" est un tableau que j'ai fait en 2016. Il y a sept ans. Certains voient dans le chiffre 7 le symbole d'un cycle accompli et le début d'un autre. La vie, c'est cela. Un cycle perpétuel de naissance-mort-renaissance tangible ou symbolique qui, plus la dimension temps, forme en fait une spirale évolutive, une mise en acte qui prend place autour de soi, dans des relations, mais aussi en nous. Aucune transformation sans la mort, et vice-versa. Je suis capable de voir que les moments souffrants de ma vie m'ont amenée à puiser dans ma créativité, mon imagination, et mes autres forces de résilience comme l'écriture (à laquelle je m'adonne comme si ma survie en dépendait) pour élargir ma conscience, cultiver la compassion, me transformer et vivre encore plus pleinement chaque moment.

La fleur qui bourgeonne, éclot puis se fane nous rappelle que nous sommes commes les fleurs: oui, impermanentes, mais aussi colorées, belles et légitimes malgré les (ou grâce aux) imperfections. Aucune fleur ne se trouve diminuée car un de ses pétales est plus court, plus long ou un peu froissé. La fleur est entière, et nous aussi, malgré les pertes, les blessures, car nous demeurons intacts dans notre essence. Je sais que la Caroline de 14 ans qui se fuyait elle-même avait déjà tout ce dont elle avait besoin au fond d'elle pour grandir, apprendre et s'épanouir. Je sais que certaines souffrances m'ont peut-être rendue cynique, mais d'autres m'ont donné accès aux larmes, cette eau qui unit, cette force pour m'aider à me connecter à la vulnérabilité de tout le vivant et à en tirer les enseignements qu'il faut à mon âme pour continuer à cueillir, de l'autre côté du désespoir, l'enchantement.






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