Le fracas du deuil
On sait la mort. On la sait dans son incountournabilité. On la connaît en théorie, donc. Mais en pratique, on se permet souvent le luxe d'un déni, jusqu'à ce que la réalité nous frappe en plein visage, ou plutôt, en pleins tympans. Les mots ''mort'' ou ''décédé'' font sens de façon langagière à prime abord. Ils résonnent comme si on venait de les lire dans la page d'un roman qu'on fermerait aussitôt dans un violent souffle retenu avec stupeur, ou comme si on venait de les entendre dans un film avec un accent si peu familier qu'on se sent à l'abri, ou qu'on pense que nos proches, de la mort, eux aussi, sont à l'abri.
Puis, le bruit que fait ce qui vole en éclats fait sursauter un vendredi matin. Il provient d'un pot de fleurs qui était là quand j'ai emménagé et qui s'est décroché de la façade après la fermeture d'une porte qu'on n'a même pas claquée. À ma contrariété de voir ce beau pot brisé que j'aimais car il ajoutait de la couleur à la drabe façade s'ajouta aussitôt un malaise, un malaise fait de mon questionnement sur ce que cet incident soudain laissait présager.
J'ai balayé le malaise puis hésité entre garder les morceaux pour en faire une mosaïque et essayer de recoller la poterie. Je n'ai toujours pas décidé. Je stagne. Entre-temps, ma mère a trouvé un pot décoré par un de mes enfants pour rescaper la plante.
En deux jours, j'avais fini par presque oublier ce saisissement du temps par la fragilité qui se donnait en spectacle. Car j'avais beaucoup à préparer pour l'anniversaire de mon troisième fils. J'avais en tête le blog que je voulais écrire en son honneur, ''Thirteen''. De quoi il parlerait. À son âge, j'avais perdu mon premier grand-parent. C'était ce que je revisitais au matin, en anticipant sa journée d'anniversaire et les façons que je trouverais pour le célébrer, les sagesses enveloppées dans mes mots et que je tenterais de lui offrir en cadeau.
On se lève un matin avec l'illusion que tout dans notre univers est bien en place, sans se douter qu'en se couchant le soir même, dans notre paysage affectif, un être n'est plus. C'est complètement surréel. On se sent floué par le jour brillant qui, tout ce temps, cachait la nuit froide, silencieuse, lourde de solitude.
Il y avait bien sûr l'écureil, au milieu de la chaussée, quand je pris ma marche en après-midi. Il avait l'air de dormir paisiblement. J'eus de la peine, pensant à mon fils aîné et comment il était fan de ces petits rongeurs avec manteau adorable.
Mais en me couchant ce soir-là, c'est une autre perte qui creusa un trou encore plus profond en moi. Impossible d'imaginer la vie sans quelqu'un comme mon beau-papa. Pendant plus de 20 ans, il a fait partie de ma vie. Il m'a raconté la sienne de plein de manières et en plein de versions, puis m'a posé des questions sur moi, sur mon ressenti, et ce, avec une empathie encore assez nouvelle pour lui. Il a partagé son vaste savoir, sa petite enfance en Allemagne marquée par la deuxième guerre mondiale (ensuite par un père dénigrant et qu'il perdit subitement à l'âge de 14 ans), son parcours comme professeur de biochimie, ses aventures de voyage, ses réparties dans des situations inusitées, ses morceaux de musique classique préférées, son bon vin qu'il gardait pour quand on était en visite, sa collection de trains, de pièces de monnaie, de photos. Durant le brunch dominical chez lui, il buvait toujours son café dans la tasse avec orignaux que je lui avais rapporté de Yellowknife. Il m'appelait doucement mais aussi avec un ton enjoué, en frôlant à peine le R de mon nom, ''Ah, Ca-r-oline'' quand il ouvrait grand les bras et que je pouvais me blottir dans son étreinte paternelle. Il semblait prendre plaisir à ce que je l'appelle ''beau-papa'', et lui, en retour, ''ma belle-fille'' (j'étais la seule). Je me suis identifiée à lui alors que ma niche professionnelle se précisait. Personne d'autre dans ma famille n'avait eu un parcours académique. Il était donc pour moi un repère précieux et inspirant comme ancien professeur d'université. Il m'offrait des trucs qu'il savait que j'apprécierais, un livre minuscule contenant un poème allemand, une vieille valise de voyage, des cartes confectionnées grâce à son talent de photographe, une copie de ses mémoires, et plein d'autres objets que je trouverai de temps à autre et dont l'effet surprise fait d'un mélange de joie et de nostalgie me fera fondre en larmes.
Car le deuil se fait souvent ainsi, morceau par morceau de souvenir. Quand on n'avait pas prévu. À l'image de la perte elle-même, quoi. Oui, je le savais de santé de plus en plus précaire. J'essayais même de me mettre en situation, d'imaginer comment je réagirerais à son départ, comment je gérerais mon chagrin. Mais c'est futile comme pratique. On ne contrôle presque rien de la vie, et encore moins de la mort dictée par la vie. On ne contrôle rien du quand, comment, avec qui...
Je l'ai su le 1er décembre, lors de la fête de Kristof, alors que ma mère s'enquit de lui, et qu'à ce même moment, je présumais qu'il était chez sa fille aînée. Mais déjà trois mois s'étaient écoulés depuis sa mort. Mon choc fut double. Le deuil sera comme dédoublé aussi, car contenant deux dates: premier septembre, premier décembre. Incompréhension, déni, tristesse, colère, désespoir. Tout cela en même temps. Oui, le choc fut deux fois pire. D'apprendre cette nouvelle aussi froidement, aussi tard. Apparemment, quand on meurt ou passe près de, on va sa vie défiler en accéléré. Moi ce sont les trois derniers mois que j'ai revécus ainsi, dans ma tête, comme pour combattre une impression de fausse vie, de vie vécue non en pleine connaissance de cause, ou un sentiment de trahison, ou les deux. Je tenais et tiens encore à tout revivre pour réécrire ou comprendre l'histoire maintenant à la lumière de cet événement, alors qu'on m'avait délibérément tenue à l'écart, dans l'obscurité, et aussi à la recherche d'un indice, d'un phénomène synchrone, d'une irrégularité qui confirmerait ce fait que j'ai peine à accepter. C'est comme si ces trois derniers mois de ma vie, vécus dans l'insouciance issue de la non réalisation de l'absence, étaient invalides ! Cela m'est insupportable.
Il y a toutes sortes de scénarios de vie. La vie c'est vraiment une pièce de théâtre, comme dirait ma bonne amie Renée. Eh bien la mort aussi, et tout l'avant, pendant et l'après. Je dois réécrire l'acte suivant celui dans lequel j'ai joué avec beau-papa, Christian. Écrire ces moments que j'ai tant chéris avec lui me fait du bien et légitimise le lien que j'ai développé avec lui, et cela, pas personne ni rien, ni l'atrocité d'un divorce cataclysmal et le clivage qui s'ensuivit ne pût m'enlever, nous enlever. Vivre son deuil, en écrire toutes les émotions dans les interstices du temps (car le reste de la vie continue d'aller bien trop vite) est une façon privilégiée de rentrer à l'intérieur de soi.
Le 1er septembre, donc. Je venais d'atterir en Norvège, mon ami Allemand d'origine et Suédois d'adoption m'emmena chez lui en Suède rurale. Et à ce moment, et pendant les jours qui ont suivi mon arrivée, j'avais justement pensé à mon beau-papa. Car il a légué des racines suédoises à mes fils. C'est une association qui me procurait un réconfort, j'allais sur une terre ancestrale de mes fils. Et j'absorbais toute cette richesse culturelle sans savoir que c'était autour de son trépas. Nous sommes connectés. Je m'accroche à cela.
Au revoir, beau-papa. Je n'étais pas encore prête à te voir quitter cette dimension. Des questions seront restées en suspens. Tous les mots n'auront pas été dits... ou peut-être auraient-ils été futiles ? Car le vrai lien, l'amour véridique, SAIT. Il est conscience pure. J'espère qu'une cérémonie digne du grand homme que tu as été a eu lieu, et au cours de laquelle on aura fait jouer ''Non, je ne regrette rien'' de la phénoménale Édith Piaf, car je sais que c'était là une de tes dernières volontés. Les dernières années furent lourdes pour toi à plein de niveaux. Je me réconforte en me rappelant que tu sembles avoir vécu pleinement tes 82 années. Du moins d'où je me situais, avec un esprit avide de découvrir le monde autant que tu l'avais fait. Tu avais toujours une histoire à raconter, parfois ta circonstantialité faisait fuir les autres, mais moi je restais. Pour t'écouter. Je m'arrêtais avec toi, pour que tu puisses reprendre ton souffle, pendant que le reste du clan, toujours pressé on dirait (ou saturé de t'entendre ressasser les mêmes et parfois longues histoires), était bien en avant de nous. Heureusement tu as des écrits de ta vie. Un jour, nous saurons tous encore mieux apprécier toute ta vie intérieure et ta capacité à conserver et répertorier des artéfacts avec la méticulosité d'un muséologue.
Merci d'avoir été un excellent (le meilleur !) beau-papa, un grand-papa affectueux, et d'avoir été tout simplement une co-présence sage, sensible et créative dans ma vie. Je t'ai aimé et je t'ai compris, je pense, dans ta riche trajectoire de vie en lien avec des blessures lointaines. Même à travers la tempête causant cette dérive de nos continents. Je voyais toujours ton rivage, au loin, jusqu'à sa récente disparition de mon horizon. Repose en paix. J'ai de la gratitude pour nos échanges.Tu occupes une place d'honneur dans mon coeur. Tu as tant donné à ta famille, à ta profession comme homme de science, au monde et à la vie, Lieb beau-papa ! Et merci de nous enseigner à vivre de façon à ne rien regretter. Je crois que c'est l'héritage le plus significatif que tu souhaitais nous laisser. Mission accomplie.
Une histoire avec leçon d'impermanence, celle du pot brisé, d'une plante dénudée et de son deuil transformé |
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