La vagabonde



 J'ai fait cet auto-portrait il y a près de 4 ans et demi, à une période où je me sentais perdue dans ma quête de sens, comme une itinérante spirituelle. Ce n'est que quelques mois plus tard, quand j'ai rejoint un groupe qui supporte l'élévation de la conscience appelé Inside Out que j'ai pu mettre en mots et le doigt sur mon statut de vagaonde, en y mettant fin. J'avais trouvé ma tribu. Des gens plus vieux que moi, qui en étaient à leur deuxième ou troisième mariage (et moi qui agonisais en remettant en question mon premier), m'accueillirent à bars ouverts et m'imbibèrent de leur sagesse, tout en accueillant le bourgeon de la mienne.

Hier midi, c'est sans doute parce que je me suis un peu revue en elle que j'ai eu de la sympathie pour cette âme errante sur ma rue. En sortant de ma cour pour aller prendre ma marche quotidienne autour du bloc, je remarquai une présence inhabituelle en cette jeune femme aux cheveux noirs, un petit chien dans les bras, plantée de l'autre côté de la rue. Je n'y fis pas trop attention, croyant qu'elle était une invitée des voisins. Quand je fus sur le point de compléter le B géant de mon itiniéraire près de 25 minutes plus tard, je l'aperçus à nouveau, dans la totalité surréelle, voire archétypale, de sa présence: camisole grisâtre au-dessus du nombril, short de jeans déchiré, sac en bandoulière gris, bouteille de plastique vide, et une gougoune manquante. C'est cela qui confirma mon doute qu'elle était sans doute une sans-abri perdue. Je l'interpellai quand j'arrivai à sa hauteur, lui demandant si elle était ok, si elle avait besoin d'aide ? Elle traversa la rue vers moi. Mon oeil aguerri pour détecter la souffrance et misère humaines constatèrent à nouveau que quelque chose clochait. Sa chevelure était peignée, elle avait un rose à lèvres mais sa peau était sale et sa muqueuse buccale semblait déshydratée. Elle put me dire son nom, et sa provenance, et le fait qu'elle avait déjà habité dans le quartier, mais elle semblait sans adresse. Je lui demandai si elle avait un téléphone, si elle pouvait appeler quelqu'un pour venir la chercher ? Elle dit que sa fille avait son téléphone (quant au mien, il était resté à la maison). Elle semblait en conversation avec des personnes qui ne se trouvaient pas dans mon champ de perception. Bien sûr, une liste de possibilités déferlèrent dans ma tête: intoxication ? Drogue plus probable qu'alcool (son élocution n'était pas pâteuse, et sa démarche n'était pas ataxique), ou décompensation psychotique (vu la perte de contact avec la réalité, la désorganisation générale et les hallucinations), ou les deux.  Il commençait à faire chaud et je m'inquiétais d'une déshydratation, ce qui n'aurait fait qu'empirer le tableau. Je lui offris d'aller lui chercher de l'eau, ce qu'elle accepta. Je me précipitai tout en me demandant mentalement ce que je pouvais apporter comme collation. Barre tendre ? Non, risqué si elle a des allergies aux noix. Pomme coupée ? Non, trop d'étapes et fruit peu pratique. Une banane ferait l'affaire, ainsi qu'un biscuit ramassé lors d'un voyage en avion. Je n'avais rien à offrir au pitou autre que de l'eau (j'emportai un petit plat). Entre-temps, j'étais en communication SMS avec ma voisine, qui se demanda si un chien trouvé tout près était le mien. Je me demandai si elle voulait dire le chien de cette femme ? Je ne connais rien aux races de chien. Elle m'envoya une photo. Non, ce n'était pas le chien de la vagabonde, qui était mainteant à la hauteur de la maison de ma voisine quand je suis sortie avec de l'eau et une collation, et après avoir fourni des détails à la station de police (faire appel au 911 n'était pas justifié, et j'avais essayé la caserne tout près mais c'était le répondeur. Je m'étais donc résignée à faire appel au ''shérif''). On me demanda si la personne était armée ? Oh là là, même après 17 ans aux USA, je ne m'habitue pas ! Je tins quand même à préciser que je n'avais aucune évidence en ce sens et qu'elle n'était pas menaçante à mon endroit. J'émis la possibilité d'une intoxication ou décompensation, et qu'une évaluation de l'état mental serait de mise.

Son chien avait soif, à en juger la vitesse à laquelle il lapa le liquide. Quant à ma vagabonde, elle me laissa transvider l'eau de ma bouteille à la sienne mais ne s'y intéressa point. Elle était occupée à défendre son intégrité, dans un débat avec l'invisible et au cours duquel elle plaidait sa cause. Je craignais qu'elle ne s'effondre. Je lui tendis le deuxième biscuit du paquet, et sorte dont son chien n'avait pas voulu. Elle ignora mon offre d'une banane. Elle redescendit la rue et je craignais qu'elle ne se fasse happér par une voiture, balançant son bras libre et renversant l'eau par la même occasion. Je retéléphonai à la station de police car elle venait de changer de location. Je rencontrai une voisine pour la première fois. Elle me dit qu'elle se faisait installer des caméras car apparemment quelqu'un avait essayé d'entrer dans la maison. D'autres voisins avaient vu des sans-abri se laver dans le ruisseau. Je n'ai pas aimé quand elle parla de ''nettoyage'' des villes. Les sans-abris sont le symptôme de notre société avide et matérialiste. C'est donc notre responsabilité à tous d'adresser cette injustice, de les intégrer et de supporter leur dignité. Lors des guerres, le concept de propriété privée devient une absurdité quand chacun cherche à survivre en se procurant un logis temporaire, de la nourriture, souvent à l'issue d'une entrée par effraction. Il n'y a peut-être pas de guerre évidente au sense militaire du terme ici, mais certainement des guerres au niveau du monde subtil: la guerre des classes, et plus particulièrement pour elle j'imaginais le chaos vécu dans son enfance, le décrochage scolaire, des emplois peu rémunérateurs, l'exploitation, des partenaires abusifs etc.

Il y a 13 ans, et où je m'étais essayée à faire mon auto-portrait, c'était dans une maison forclose justement que nous venions d'emménager, et où avaient apparemment squatté des gens dans les semaines ayant précédé notre arrivée. Pourrais-je blâmer des personnes d'avoir voulu un toit et l'accès à une toilette ?

La police ne se pressa pas et mit une demi-heure ! La voisine aux caméras démontra finalement une solidarité et pensa à la même chose que moi, à savoir si on pouvait lui laisser des sandales, et mon autre voisine qui m'envoyait de numéros d'urgence était aussi d'un support précieux. J'appréciai cette sororité soudaine, cette mobilisation de femmes pour une femme. Cela signifia beaucoup pour moi. Dès que j'avais posé mon regard sur cette femme démunie, je me suis presque vue en elle, ou toutes les femmes, car vraiment, n'importe qui peut se retrouver dans une telle situation. S'il est une réalité qui nous enseigne le phénomène de l'impernanence, c'est bien la situation de logis et l'itinérance après l'avoir perdu.

Le sol brûlant lui faisait mal à son pied nu quand elle suivit le policier. Son chien grogna en apercevant cet homme en uniforme. C'était comme dans un film. Je m'inquiétai pour eux mais je me dis que j'avais fait ce que je devais. On m'appela plus tard pour me dire qu'elle semblait intoxiquée (sans blague) et qu'elle avait été conduite à la prison (!!!) pour se dégriser. Je demandai ce que j'aurais dû faire différemment, car ce que je souhaitais, c'était qu'on l'emmnène à l'urgence. On me dit qu'il n'y avait pas de tel endroit... Et j'avais raisonné correctement en n'appelant pas 911 selon le gars, mais moi je me dis que j'aurais dû passer par les services d'urgence, qui m'aurait peut-être dirigée vers un service moins traumatisant qu'un environnement carcéral ?

Je n'ai pas accompli ce que je souhaitais hier, dont ce blog. Cette personne qui symbolisait ma propre errance d'il y a quelques années due à un manque de sentiment d'appartenance, un clash entre ma nature spirituelle et la mentalité cérébrale du clan de mon ex. J'y vis donc un signe et je me sentis très interpelée. J'ai plutôt débuté un article pour ma chronique dans le magazine de la société médicale et où il sera question des mythes de l'itinérance. Il y a encore plus de 6000 itinérants à Sacramento en ce moment. Avec l'écart entre les riches et les pauvres, les diverses formes d'intolérance et de discrimination, le cercle vicieux des traumas (les traumatismes sexuels sont à la fois une cause et une conséquence de l'itinérance), la situation risque d'empirer au cours de prochaines années.

Et tout comme en temps de guerre, même si on ne l'a pas choisie, il faut s'allier et créer une résistance. Car on est jeté dans la ligne de mire du matérialisme rampant, qu'on le veuille ou non. On ne peut pas ignorer comment vivent ces gens. Se dire, ''ma famille et moi sommes en sécurité dans notre maison blindée et dans notre banlieue'' est illusoire, car la véritable sécurité n'existera que quand tout le monde, incluant les gens qui ont fait de la nature ou les rues de la villes leur domicile, seront aussi en sécurité, sans avoir besoin de se geler pour s'endormir ou engourdir la peur de se faire évincer, voler ou agresser, et enfin libres de se sentir légitimes comme êtres humains sur notre Mère Terre.


Comments

Popular Posts